« Nous avons toutes les cultures, vous avez toutes les libertés. » Tel est le slogan de la Fnac qui s’affiche à la fin d’une vidéo publicitaire datant de 2014. Une réactualisation de la campagne de 1998 qui mettait en scène Jean-Luc, le plus célèbre squatteur des rayons livres et bandes-dessinées de la Fnac : incollable en la matière sans y laisser un rond. Peut-être pour se venger de la sonate pour hautbois qui accompagne la publicité et rentre facilement dans la tête, certains ont pris le message à la lettre.
Pointez-vous dans n’importe quelle Fnac de France, à n’importe quelle heure, et vous trouverez des Jean-Luc à la pelle. De tout âge, tout sexe et toute affinité bibliophile. Les raisons sont nombreuses, mais au fond, souvent associées au porte-monnaie. Plus que tolérée, cette pratique est inscrite dans l’ADN de la stratégie marketing de la Fnac. Certains habitués repoussent toujours plus les normes tacites en vigueur, et cela ne plaît pas à tout le monde.
Experts en infiltration
En plein cœur de Paris, la Fnac des Halles se veut avenante. Mais l’un des vendeurs du rayon dédié aux bandes dessinées et aux mangas s’insurge : « Ils ne sont qu’une minorité à venir souvent et à rester longtemps, mais ils font chier tout le monde ! ». Après avoir vitupéré contre le manque de place, qui aggrave la situation, il semble également remonté contre la perte des valeurs. « Il n’y a plus de savoir-vivre. Ils ne rangent pas, et ils se sentent de plus en plus comme chez eux. » Bref, le visage radieux de l’hospitalité Made in Fnac semble faire la grimace.
Les squatteurs des rayonnages redoublent pourtant de prudence pour se faire discrets, manière de s’incruster dans le paysage sans faire de vagues. Vincent Ferotin, la trentaine, s’excuse d’emblée de ne pas être représentatif. « Cela fait plus de 15 ans que je viens, au moins une fois par semaine, une heure et demi, pour lire les nouveautés, bandes-dessinées mais surtout mangas. C’est devenu un rituel. » Et comme pour tout bon rituel qui se respecte, les codes sont scrupuleusement suivis. Jamais il n’a cédé à la tentation de s’assoir sur la moquette comme tant d’autres, moins endurants. Le sac est porté sur le dos, jamais posé au sol, pour ne pas agacer les vigiles, et pour gagner en mobilité en cas de gêne occasionnée.
Vincent sait pousser la précaution à son paroxysme : « Pour prendre soin de l’ouvrage, je ne l’ouvre pas en entier. C’est normal, je ne paie pas. » Un lecteur de surcroît capable de justifier, avec une pointe d’ironie, son rapport gratuit aux bouquins en le comparant avec d’autres cultures. « Au Japon, le manga est quelque chose de facilement jetable, qui ne se consomme pas dans un culte de l’objet comme dans nos sociétés occidentales. »
Le temple du manga

Tous les jours, à toute heure, le rayon lecture fait le plein
Tous les habitués des moquettes de la Fnac sont unanimes : ce que proposent ces magasins, ils ne le trouvent pas ailleurs, pas même dans les bibliothèques. Ce sont de grands lecteurs, qui reconnaissent consommer plus qu’ils ne pourraient se le permettre s’il fallait sortir la carte bancaire à chaque fois.
D’autant plus que les cibles privilégiées restent des ouvrages, mangas et bandes-dessinées, qui pour certains se lisent en vingt minutes, sans parler des séries de plusieurs dizaines de tomes. Pas de mauvaise conscience pour autant, chacun sait qu’il finit toujours par acheter quelque chose. « La contrepartie, c’est que la Fnac est le premier endroit où je viens pour faire mes cadeaux. »
Au milieu des clients qui vont et viennent en feuilletant quelques pages, les plus accros se répartissent en deux écoles. Celle du divertissement contrôlé, et celle de l’addiction compulsive. Une frontière parfois fragile. Dans la première, se trouvent ceux qui cherchent à tuer le temps. Magatte Cissé a 26 ans. Manga à la main, debout contre les rayons, cela fait trois ans qu’il travaille dans un bar près de Châtelet. Depuis il vient s’y divertir, avant le boulot, pendant la pause, ou le soir. « Au bout d’un moment, on repère d’autres passionnés, on se connaît de vue. Les vendeurs aussi savent qui on est, ils nous laissent tranquilles. » Egalement étudiant en relations internationales à l’université, il vient même pour travailler parfois, et peut y rester jusqu’à trois heures d’affilée.
Train-train du bouquin

A la Fnac, certains prennent le menu BD-sieste
La palme revient incontestablement à Xavier Semichon. Bonnet sur la tête, assis sur un pouf moelleux de la Fnac près de la gare Saint-Lazare, le jeune homme de 27 ans est dans son monde. Comme presque tous les jours, il dévore un livre. Heroic fantasy, policiers, bandes dessinées, il prend tout ce qu’il trouve. Sa vie est bien réglée. Veilleur de nuit dans un hôtel, il finit le travail à 10h30. Café et croissant dans l’estomac, il se rend à la Fnac pour la session du matin, interrompue par son déjeuner, puis séance de l’après-midi, jusqu’à 19h30 quand il retourne bosser. « C’est vrai que j’ai peu besoin de dormir, admet-il. Alors je préfère lire, ça me vide la tête. » A la Fnac, il y est davantage que chez lui, dans le 15e arrondissement, où il ne va que lors des journées de repos.
Le risque est d’aller parfois trop loin. Franck, community manager, 25 ans, en témoigne. « Quand j’étais au collège, j’allais tout le temps à la Fnac, j’étais un gros fan de manga. C’était tellement en libre-service que j’ai fini par emprunter les bouquins. J’en faisais ma bibliothèque. » Il sort les livres entamés pour les finir chez lui et les rapporte ensuite. Au bout de deux semaines, il se fait attraper. « Quand je me suis expliqué, ils étaient morts de rire, donc il n’y a pas eu de conséquences. Mais j’ai arrêté de faire ça et j’ai changé de Fnac. » Depuis, comme beaucoup d’autres, il ne se rend à la Fnac que pour acheter des cadeaux, et lit encore beaucoup de mangas, mais sur Internet. Il est ce qu’on appelle un squatteur repenti.